[Décryptage] Zelda: Tears of the Kingdom – Tomber du ciel en musique

L’une des principales innovations du dernier Zelda en date, que ce soit sur le plan du level design, de la topographie d’Hyrule ou du gameplay est sans aucun doute la possibilité exaltante, non pas de voler à proprement parler, mais de chuter, tomber, plonger, et planer sur des distances dépassant l’ouverture gargantuesque d’horizon entamée par Breath of the Wild. Aujourd’hui, nous allons nous écarter quelque peu du scénario et de ses grands thèmes pour aborder un aspect musical sans doute passé inaperçu pour beaucoup de joueurs : l’accompagnement sonore du joueur dans les airs.

Si l’on n’y prête pas attention, la musique environnementale de The Legend of Zelda: Tears of the Kingdom peut sembler très proche de celle qu’on avait dans Breath of the Wild : discrète, faisant appel à un effectif instrumental réduit (beaucoup de piano et de flûtes). Elle laisse toujours une grande place au sound design et au silence, fidèle à la volonté d’incitation au glamping suggérée par Manaka Kataoka. Les morceaux entendus en jeu reprennent d’ailleurs souvent ceux de l’épisode précédent, auxquels se rajoutent de nombreux thèmes nouveaux, toujours dans la même veine esthétique. Il y a cependant des moments où la musique nous accompagne continuellement, bien qu’elle soit mise en retrait par le chant du vent qui claque aux oreilles de Link : les plongeons. Si vous avez du mal à vous en souvenir avec précision, c’est en fait normal : la structure sonore de ces instants vertigineux est unique en son genre, et nous réserve de belles surprises en matière d’adaptativité.

Musique en tranche

Le secret des musiques de plongeon de Tears of the Kingdom a été percé grâce aux premiers rips non-officiels mis en circulation. Leurs auditeurs et auditrices ont pu se sentir frustrés, car les fichiers ne sont pas vraiment propres à la consommation auditive : les morceaux sont pour la plupart découpés en une multitude de fragments de quelques secondes correspondant à divers segments pouvant s’enchaîner en jeu. Très fatiguant pour l’oreille, mais très instructif quant à la manière dont la musique du jeu a été conçue pour suivre la liberté (presque) sans limite du joueur. Dans ce fatras, 21 pistes ont retenu mon attention et m’ont aidée à mieux appréhender le ciel en jeu, elles commencent toutes par l’intitulé BGM_SkyDive :

BGM signifie « BackGround Music » (une appellation commune), et SkyDive sert à indiquer que les fichiers sont utilisés dans les séquences de skydiving, donc de plongeon dans les airs. Les segments indépendants durent entre 2 et 9 secondes (la plupart entre 2 et 5 secondes), et tous semblent faire partie d’une seule et même piste. À noter que ce n’est pas un découpage particulièrement révolutionnaire à premier œil : la musique de jeu live (enregistrée et non pas intégrée comme élément à faire jouer par la machine directement) use facilement de ce genre d’artifices pour permettre une plus grande interactivité/adaptativité en jeu. Il est donc fréquent de voir de tels patchwork cousus de petits fragments venant s’accoler les uns aux autres. Mais ici, le côté révolutionnaire tient aux conditions de leur exécution.

Quand la musique en rajoute une couche : structure du morceau

Avant de commencer, il faut expliquer un déclencheur très simple : la musique du plongeon ne fait son entrée que si le joueur « plonge » la tête la première, soit en appuyant sur X en courant vers un rebord, soit sur R pendant quelques secondes lorsqu’il est déjà dans les airs, ou qu’il se fait propulser depuis une tour de guet. S’il se laisse choir dans le vide ou utilise sa paravoile dès le début, sa descente se fera sans ambiance, ou en gardant la musique des environnements qu’il traverse (îles, climats…). Ce point éclairci, qu’est-ce que ces fragments peuvent avoir de particulier ? On sait qu’une musique se déclenche lorsqu’on plonge volontairement, et les segments semblent s’enchaîner de façon assez logique. On peut en effet classer les morceaux vus plus haut suivant quatre catégories :

  • Pf_Depth (10 pistes) : les plus nombreuses et importantes, entièrement jouées au piano ;
  • Outro (5 pistes) : qui désignent par leur nom des « conclusions », et sont toujours au piano ;
  • Les pistes avec des noms d’instrument : Fl, Sax et HarpAndVc (5 pistes) qui isolent des fragments mélodiques joués par des instruments précis ;
  • LandingSoon : un cas à part, contrastant avec le reste et jouant un fa grave très sonore.

Il est facile de déduire le rôle de certaines de ces pistes d’après leur titre : les Outros pour l’atterrissage (on peut déjà se demander pourquoi il y en a cinq), LandingSoon (« BOAAAAAAAH » de son petit nom) pour annoncer qu’on approche dangereusement du sol. Et les Pf_Depths dans tout ça ? Il est aisé de réaliser à l’écoute qu’il s’agit du « corps » du morceau que l’on entend au cours de la descente, mais les noms peuvent en fait prêter à confusion, car leur organisation concrète est à vrai dire très alambiquée.

PF_Depth

La première chose à noter est que ces fragments fonctionnent deux par deux : on peut appeler Depth1 une phase en réalité constituée de deux éléments, Depth1_R et Depth1_L, qui s’alternent en boucle. Les deux font entendre exactement la même chose, à ceci près que l’un des fichiers est mixé plutôt vers l’oreille droite (R), et l’autre vers la gauche (L). À partir de là, on peut déduire des titres que la musique suit une chute selon trois niveaux distincts de profondeur (depth), mais la répartition est en fait un peu différente :

  • Depth1 et Depth2 constituent l’introduction du morceau qui se déclenche toujours après quelques secondes de plongeon, Depth1 est répété trois fois (six segments) avant de passer le relai à Depth2 qui se répète deux fois (quatre segments) ;
  • Depth3_A suit directement Depth2, et constitue une extension du motif de Depth1. Il s’agit pour le coup d’une véritable boucle, à savoir que si l’on ouvre le menu dans les airs, la musique va passer sur les segments 1 et 2, puis rester stationnaire sur le segment 3_A. Mais il n’est pas seul !
  • Depth3 (sans lettre) est très peu entendu dans une partie classique, car il se déclenche lorsque LandingSoon retentit, et dure sur une très courte distance à cause de l’approche du sol. Ce fragment est en fait une combinaison de Depth3_A et Depth3_B, qui jouent la même chose à une octave de différence. Son rôle est donc d’adoucir la transition entre les deux ;
  • Depth3_B, la dernière phase avant l’atterrissage, retentit dans la partie basse du ciel .

Cette chute et ces différents niveaux de profondeur sont exprimés par un mouvement musical très simple (la répétition d’une seconde majeure descendante, deux fois depuis do, puis deux fois depuis sol), qui s’amplifie et se développe jusqu’à atteindre le si de l’octave du dessous. Le tout s’articule autour d’une gamme pentatonique majeure (mib fa sol sib do) avec quelques doublures, particulièrement des quartes, qui ne sont pas sans faire penser à certains passages des Pagodes dans les Estampes de Debussy.

Sax, Fl, HarpAndVc et les transitions

Mais le piano n’est pas seul, particulièrement sur Depth3_A, qui illustre la zone où l’on passe le plus de temps, les autres segments instrumentaux vont en fait se mêler à ceux du piano suivant un modèle très précis :

  • Les cinq fragments instrumentaux isolés sont joués les uns à la suite des autres, formant une boucle qui revient à son point de départ après un temps de silence si l’on passe beaucoup de temps dans la partie haute du ciel : Sax_0, Sax_1, Fl_0, Fl_1 conclut par HarpAndVc ;
  • Le fragment LandingSoon se déclenche toujours à partir d’une certaine hauteur, marquant le moment de la transition entre Depth3_A et Depth3. Etant donné sa fonction, il ne peut être entendu qu’une seule fois par plongeon, et signale l’approche imminente du sol ;
  • Outro_Landing n’apparaît qu’une seule fois également et conclut la boucle Depth3_B au moment où Link pose pied à terre.

Si l’on résume la structure complète d’une chute « classique » du ciel au sol, on obtient donc ce type d’enchaînement :

Le tout peut se résumer de la façon suivante :

Pourquoi donc ce découpage si compliqué ? On pourrait penser que le caractère répétitif de cette musique permettrait d’utiliser une structure plus linéaire et de rassembler tous les fragments de Depth3_A (instruments extérieurs au piano compris) en un seul fichier et faire la transition vers Depth3 au déclenchement de la séquence LandingSoon. Parmi les réponses justifiant cette approche, il y a d’un côté la granularité des actions possibles, et de l’autre l’aspect vertical de l’épisode, qui changent beaucoup de choses musicalement.

Outros et possibilités discrètes

Le plan de route au-dessus ne représente en effet qu’une parmi de nombreuses possibilités de déroulé de la chute. Beaucoup d’événements peuvent changer le cours du plongeon de manière rapide, et le jeu doit pouvoir passer d’un élément musical à un autre au quart de tour, tout en ayant des niveaux de transition différents selon les éléments qui se déclenchent. Tout d’abord, le joueur a un très grand pouvoir sur l’enchaînement des séquences. Par exemple, la vitesse à laquelle il descend, selon qu’il maintient le plongeon avec le bouton R ou non, induit un passage plus ou moins rapide d’une zone à une autre, donc des transitions plus ou moins précipitées : il est parfaitement possible, en plongeant en continu, d’entendre Fl_1 se superposer avec LandingSoon, Depth3_B et Outro_Landing : la transition de Depth3_A à Depth3 n’ayant pas le temps de se faire, et le morceau aboutissant directement sur Depth3_B en laissant le segment Fl_1 prendre le temps de se terminer par-dessus l’atterrissage pour éviter une coupure trop abrupte.

De même, il existe quatre autres Outros en plus de la plus répandue. Celles nommées Outro_Depth1 et Outro_Landing_Depth1 sont indissociables (car identiques) et semblent servir lorsque le joueur ouvre sa paravoile en pleine chute et arrête tout mouvement (n’essayant pas de planer). Outro_Landing_Depth2 semble quant à elle associée au fait d’atterrir… sur une île, donc pas sur la terre ferme à proprement parler. Dans chaque cas, plus qu’une conclusion marquée par un accord fort comme dans Outro_Landing, le piano s’échappe, diminue et finit suspendu dans les airs, à l’image de nos actions. Bien sûr, selon la hauteur à laquelle on se trouve, il est possible de revenir au point de départ musical en plongeant à nouveau.

L’originalité de la verticalité

Aucun des exemples de transitions vus ci-dessus n’est une grande invention en soi, alors pourquoi insister sur ce découpage ? Comme je l’ai déjà dit, les séquences dans le ciel de Tears of the Kingdom se distinguent par leur verticalité, à savoir que le joueur (donc la musique) vont toujours vers le bas. Cela change totalement la perspective avec laquelle on approche souvent la musique : les éléments ont tous un début et une fin, au même titre que les séquences de bataille vont avoir plusieurs moments musicaux (telle que approche discrète, signalement, cœur du combat, et victoire), mais leur déclenchement est plus complexe que le simple accomplissement d’une action (vaincre un ennemi), ou la distance statique / position horizontale dans une sphère sonore (entrée dans une zone). Plusieurs paramètres simultanés sont à prendre en compte :

  • Le temps que passe le joueur en position plongeante (pour lancer la séquence) ;
  • La vitesse de Link (Plongeon, chute, paravoile, avec ou sans tenue de chute libre…) ;
  • La distance par rapport au potentiel point d’impact (qui peut se situer, selon la position du joueur, à différents niveaux, de la mer à la plus haute cime) ;
  • La nature de la plate-forme d’atterrissage (est-ce une île céleste ? Ou la terre d’Hyrule ?)
  • En se basant sur des vidéos exploitant des glitchs pour « remonter » des Profondeurs vers le ciel, il est probable que la vitesse de déplacement à elle seule joue à un rôle dans le déclenchement des fragments.
Les moteurs comme Unreal fonctionnent beaucoup avec des sources et zones sonores sphériques auxquelles s’ajoutent des courbes d’atténuation de volume réalisées avec des middleware sonores (type Wwise etc.). Ce modèle se prête bien à la spatialisation dans des environnements horizontaux ou verticaux, mais dans le cas de la verticalité sur des longues distances, il oblige à changer de perspective… et à développer des outils ou parades spécifiques.

L’ensemble de ces conditions (non-exhaustive) et la vitesse d’exécution nécessaire pour suivre le fil du jeu fait de ces éléments musicaux en apparences très linéaires des « incidents » sonores pouvant se précipiter aussi vite que des coups d’épée. Les pistes alternant entre droite et gauche pour bercer le joueur doivent pouvoir s’enchaîner de manière logique : la transition entre Depth3_A et Depth3 se fera forcément suivant l’ordre Depth3_R_A => Depth3_L ou Depth3_L_A => Depth3_R pour ne pas briser la routine installée. Pour ce faire, elle doit être détachée des instruments solistes afin de permettre des transitions qui n’arrivent pas en même temps. Et bien évidemment, les profondeurs d’Hyrule répondent aux mêmes exigences, apportant de nouvelles variations sur le même modèle, mais sur des distances encore plus réduites, donc rapides d’exécution et fatalement moins faciles à déceler par le joueur.

[Spoiler : fin du jeu] Le lien avec le scénario

Nous avons vu que le fragment pianistique principal représentant le plongeon est particulièrement court et mémorable, bien qu’il soit joué très rapidement. Une question demeure : pourquoi se donner tant de mal pour faire varier et physiquement bouger un segment musical aussi simple, qui peut très bien ne jamais être entendu, et est le plus souvent mis au second plan par le sound design du vent et de l’air ? Il trouve à vrai dire son origine dans le thème principal du jeu, dont il fait partie, et peut être vu comme l’annonciateur de l’action finale du joueur. En effet, dès le début du jeu, lorsque Link effectue son premier plongeon, l’introduction et la variation du motif de Breath of the Wild (auquel il s’oppose), les premières notes du thème de l’envol propre à Tears of the Kingdom sont jouées, puis le segment suivant est amené et répété aux cordes :

Le premier plongeon est introduit par le thème de Breath of the Wild, avant de laisser la place aux motifs de Tears of the Kingdom, particulièrement celui du Plongeon

Elle le fait de manière destructurée, mais la musique reprend ici en substance le motif du Plongeon, que nous avons vu plusieurs fois plus haut : les exactes mêmes notes apparaissent, ponctuées au bout d’un moment par l’indicatif de l’atterrissage proche (LandingSoon) joué en tutti dans les graves. Pourquoi le motif du plongeon, constitué de séries de quatre et trois notes, est-il brisé de cette manière ? Cela peut être pour garder une assise rythmique dans la cinématique (assise beaucoup moins claire lorsqu’on tombe librement du ciel), mais on peut également pousser plus loin et y voir une représentation des trois niveaux du monde (ciel – terre – profondeur), et une anticipation des nombreux sauts et allers-retours de haut en bas et de bas en haut que va effectuer le joueur au cours de sa partie.

Les usages de ce motif ne s’arrêtent pas là, on peut à vrai dire l’entendre à la toute fin du jeu (si vous ne l’avez pas encore terminé, vous rentrez dans la zone de texte qui risque de vous gâcher un merveilleux moment, faites demi-tour !), au cours de deux moments particulièrement marquants. Le premier est la phase finale du combat contre le dernier boss, qui reprend par moment en substance les mêmes « balbutiements » destructurés que l’introduction du premier plongeon. Ici la symbolique est peut-être un peu différente : on passe son temps à passer du Dragon Blanc, aux airs, pour finir sur le Dragon Noir, remonter sur le Dragon Blanc et ainsi de suite. Le plongeon reste néanmoins au centre du combat (à la différence de d’autres combats aériens du jeu), justifiant à lui seul la présence du motif pour illustrer la façon dont le joueur doit se déplacer.

Enfin, la dernière occurrence en jeu apparaît au moment le plus fort de l’épisode : le lancement du dernier plongeon, qui est une scène cinématique jouable, un fait assez inédit dans la série.

Il n’est pas aisé à entendre, car il apparaît encore plus destructuré et précipité, le piano étant en décalage total avec le reste des instruments et s’effaçant beaucoup après l’introduction, au profit des trois thèmes majeurs de l’épisode qui ponctuent la descente. En plus de la ré-occurrence des notes du motif, le mixage exploite une fois encore la panoramique, et le piano tangue de droite à gauche pendant sa dégringolade effrénée. Il s’évapore très vite au profit d’un moment musical héroïque, mais le signal est donné au joueur : il faut plonger avec assurance.

Les dégringolades du piano passent de droite à gauche pendant l’introduction du plongeon final.

Il est intéressant ici de noter, que la musique de cette dernière séquence, comme le ciel, est séparée en cinq fragments :

  • BGM_LastCatch_Depth1, l’introduction, fait entendre le motif du plongeon ainsi que le thème principal de Tears of the Kingdom. Il accompagne la première phase de la descente ;
  • BGM_LastCatch_Depth2 qui se déclenche au bout d’un moment, ou lorsqu’on se rapproche de notre cible (en faisant résonner, en toute logique, le thème de Zelda) ;
  • BGM_LastCatch_Depth3 fait son entrée lorsqu’on est tout près de la cible ou qu’on lui tend la main. Il fait entendre le thème de Link (ou Overworld), suivi par une orchestration suspensive pour souligner la tension de ce moment ;
  • BGM_LastCatch_Depth3_BackBridge qui se déclenche si l’on met trop de temps à atteindre notre cible, ou qu’on relâche le bouton A au milieu de l’action (le vent renvoie alors le joueur un peu en arrière pour qu’il puisse recommencer la dernière partie de la séquence) ;
  • BGM_LastCatch_Depth4 arrive pour conclure une fois l’action réussie, et met un point final au rôle du joueur dans l’histoire, avec une instrumentation familière, particulièrement le « claquement » qui est repris de Breath of the Wild où il était utilisé pour illustrer le coup final donné à Ganon.

Comme dit au début, le plongeon est au centre de Tears of the Kingdom. Cette action est aussi fréquente que l’escalade ou la marche à pied, mais les développeurs l’ont aussi mise au centre du scénario et du gameplay. C’est pour cela qu’elle fait l’objet d’un traitement musical aussi développé et complexe : de l’introduction au combat final, puis à la dernière scène, le plongeon est la clé et l’action ultime vers laquelle le joueur est dirigé, autant physiquement que musicalement. L’entendre résonner à des moments aussi importants mêle avec brio son aspect fonctionnel et son rôle dans l’intrigue.

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