[Décryptage] Zelda: Tears of the Kingdom – La musique des Gorons

Après avoir exploré l’histoire musicale des Piafs et des Zoras, nous voici en route pour la région d’Ordinn et la Montagne de la Mort, berceaux des Gorons. Ici aussi, les attentes sont particulièrement hautes : dans Breath of the Wild, le peuple Goron et ses prodiges faisaient l’objet d’une toile musicale complexe utilisant des fragments minimalistes pour illustrer des personnalités très diverses. Voyons donc un peu ce qu’elles sont devenues.

L’arrivée en Ordinn est pour le moins surprenante : alors qu’on y mourrait de chaud dans Breath of the Wild, la région semble ici devenue si aride que même les sources de laves ont disparu, rendant l’air plus vivable pour ceux qui ne sont pas faits de roche. Et ce n’est pas tout : on se rend rapidement compte que les Gorons se comportent de façon étrange, et sont pour la plupart devenus accros à une sorte de drogue nommée la savouroche. Mais avant de les mettre sur écoute, remémorons-nous les codes musicaux de l’épisode précédent.

Rappel : les Gorons dans Breath of the Wild

Les Gorons étaient représentés de façon subtile dans Breath of the Wild. Il y avait bien sûr un thème partagé entre le prodige Daruk et son descendant, Yunobo, mais celui-ci était radicalement différent d’un personnage à l’autre : leur tempérament opposé (Daruk étant exubérant et courageux, Yunobo timide et peureux) était retranscrit à travers l’orchestration variable de leur mélodie commune.

Carte thématique d’Ordinn dans Breath of the Wild réalisée pour le site d’Antistar

Ce thème à géométrie variable était repris un peu partout dans les cinématiques et se retrouvait sous une forme très transformée jusque dans le donjon de la bête divine Vah’Rudania. Mais ce qui avait retenu notre attention, c’était aussi un court motif de six notes (une suite de trois notes ascendantes répétée deux fois, pour être exact), le plus souvent joué par un lamellophone très reconnaissable appartenant au gamelan. Ce motif se retrouvait cité à peu près partout dans la zone, les intervalles changeant selon les versions, mais le rythme et le nombre de notes, tout comme la façon de le mettre en avant avec des instruments similaires, ne changeaient pas. Que ce soit dans le Village Goron, les zones de laves, durant l’ascension de Vah’Rudania ou encore dans Vah’Rudania elle-même et notre première rencontre avec Yunobo, il semblait évident que ce fragment très remarquable était là pour symboliser le peuple Goron dans son entièreté, et qu’il évoluait à mesure qu’on se rapprochait du but.

Le motif au Sarang introduit par le thème du Village Goron se répétait dans le reste des musiques de la zone dans Breath of the Wild. L’introduction au tuba aura aussi son importance dans Tears of the Kingdom

Dans Tears of the Kingdom : Yunobo et la maturité

Tout comme le village des Piafs et le domaine Zora, le village Goron nous accueille avec son thème d’origine, mais transformé à l’image du mal qui frappe ses habitants. Alors qu’ils essayent de nous soutirer de l’argent, sont en manque ou planent dans la stratosphère, le morceau se fait plus patibulaire qu’à l’accoutumée et est altéré par un hautbois sinueux et des instruments presque désaccordés. Le motif de six notes est ostensiblement absent, ce fait étant mis en valeur par des silences appuyés, comme si l’âme des Gorons était partie, ce qui est plus ou moins le cas.

Nous reviendrons plus tard sur ce motif, car on s’en doute bien : ce retrait est temporaire. Maintenant que nous sommes au courant du mal qui frappe le village Goron, il est temps de chercher notre ancien compagnon d’infortune, Yunobo. Le personnage bénéficie dans l’épisode d’un traitement musical particulier qui le différencie des deux précédents sages que nous avons éveillés : bien qu’il soit, comme Sidon, déjà actif dans Breath of the Wild, son thème est ici très transformé, et ce pour une très bonne raison. Le jeune Goron a en effet radicalement changé depuis la dernière fois : tout d’abord contrôlé par les forces du mal, il se reprend par la suite en main et nous accompagne dans les profondeurs de la terre avant de s’éveiller en tant que Sage du Feu. Mais détaillons un peu le procédé et son évolution au cours de l’aventure.

Après une première rencontre pour le moins étrange avec le patron de Yun&Cie, nous découvrons le siège de la boîte. La musique burlesque est aussi bancale que celle du Village Goron qui l’accompagne alors contient deux éléments intéressants : d’un côté elle introduit le début du nouveau thème de Yun (logique, puisqu’il est à l’origine du lieu), et de l’autre elle va laisser apparaître (à la fin de l’extrait) le fameux motif disparu du Village Goron, comme un indice nous pointant vers le bon endroit : il y a quelque chose de louche par ici, et Yunobo est lié à l’état du village d’une façon on d’une autre.

Le motif principal du thème de Yun est entendu dans celui de Yun&Cie

Après une rapide traque, Yunobo nous attaque, possédé par un masque de catch. Au cours du combat qui s’étale sur trois courtes phases, les mêmes thèmes se démarquent : au milieu de la cuíca (percussion brésilienne) caractéristique des Gorons depuis Ocarina of Time, jouée de façon anormalement endiablée, on peut entendre une variation sur le thème du village, et un pont qui n’est autre que la deuxième partie du nouveau thème de Yun. On pourrait d’ailleurs pousser l’analyse jusqu’à dire que les nombreuses octaves descendantes entendues à l’euphonium sont une inversion du début de son nouveau thème (des octaves montantes), symbolisant le détraquage complet du personnage.

Une fois le masque brisé et Yun revenu à lui, il s’allie à nous et la véritable enquête sur la dépendance des Gorons et l’origine de la savouroche peut commencer. Celle-ci nous mène au sommet de la Montagne de la Mort, où l’on affronte un mini-boss, Moragia. Le dragon est illustré par un nouveau morceau qui, on le verra plus loin, anticipe en fait vers sa moitié la mélodie du boss final du Temple du Feu.

Le thème de Moragia introduit celui de Lithogohma bien en amont du combat

Le Temple du Feu

Après une petite randonnée dans les profondeurs, nous voici enfin dans le Temple du Feu. Sans surprise, la musique de celui-ci est segmentée en autant de fragments qu’il y a de terminaux à activer. L’ambiance des premières parties est assez floue : sans fil mélodique clair, les percussions sont accompagnées par des chœurs d’hommes (qui ne sont pas sans rappeler ceux du Temple du Feu d’Ocarina of Time, bien qu’il n’y ait a priori pas de citation directe). Les interventions de trompettes et guitares ou basses électriques et autres grincements diffus et angoissants représentent bien sûr les profondeurs, mais on relève déjà, régulièrement martelés au sarang, les six notes qui ont disparu du Village Goron. Ce qui a volé leur âme se trouve définitivement au fond de ce temple.

Les choses deviennent plus intéressantes à partir de la troisième partie. La musique change de ton, l’orgue hammond, la contrebasse en pizzicato, ainsi que les traits au piano donnant au tout un aspect bien plus jazzy. Et ce choix n’est pas un hasard : les pizzicati de la contrebasse sont une citation directe du thème d’ascension de Vah’Rudania dans Breath of the Wild (qui reprend lui-même en pointillés le thème de Daruk et Yunobo). Entre deux occurrences du motif des Gorons, il enchaîne d’ailleurs sur le thème de Yun, bien plus allant et affirmé qu’auparavant. Le personnage serait-il en train de changer ?

La quatrième partie du donjon se renouvelle et amène une nouvelle mélodie. Au fil de celle-ci, le thème du futur boss introduit par Moragia au sommet de la montagne de la mort se détache : il se rapproche musicalement de nous, au piano, de façon menaçante. Le motif des Gorons continue d’être régulièrement cité au sarang et au marimba comme une idée fixe qui nous guide avec Yun vers leur sauvetage. Enfin, tout à la fin du thème, l’introduction des entrailles de Vah’Rudania est reprise, comme un souvenir du prodige de Breath of the Wild, dont elle reprenait et transformait déjà beaucoup la mélodie originale.

Les références thématiques se rapprochent et se complexifient dans la troisième partie du donjon

C’est dans la dernière partie du temple que le génie thématique atteint son paroxysme : après une introduction qui entame le thème de Ganon et ébauche celui du boss du donjon, la nouvelle mélodie jouée aux cordes est ponctuée par le motif de Daruk dont les occurrences sont de plus en plus rapprochées au piano, et s’alternent avec le motif des Gorons. Le climax du morceau arrive lorsqu’un tutti fait résonner l’introduction puis le thème de Daruk de façon éclatante, faisant répondre à ce dernier le nouveau thème de Yunobo : le personnage rejoint enfin son illustre ancêtre en se découvrant un courage qui va de pair avec sa force. Concluant ce souvenir de Breath of the Wild, le thème de Vah’Rudania revient à son tour, bouclant la boucle des références du donjon : nous sommes fin prêts pour la bataille.

Lithogohma

Le combat qui nous attend au fond du donjon est fragmenté en plusieurs phases, selon que Lithogohma se tient debout ou non et la quantité d’énergie qu’il lui reste, aussi la musique est-elle séparée en une multitude de petits morceaux, tout comme pour le boss des Zoras. Sans surprise, on y trouve alternés la mélodie amenée par Moragia et déjà reprise plusieurs fois dans le donjon, ainsi que des références au thème de Ganon. Le nouveau thème de Yun est aussi présent, le personnage s’affirmant et nous permettant héroïquement de vaincre le boss. Quant au motif des Gorons, il fait lui aussi plusieurs apparitions et retrouve ses intervalles d’origine pour symboliser la victoire imminente.

Ainsi, en quelques secondes, les compositeurs arrivent à nous faire l’état des lieux de plusieurs histoires : Lithogohma qui se dévoile enfin, Yun qui s’éveille, le Village Goron à sauver, et l’ombre de Ganon qui plane toujours en toile de fond. Sans user d’artifices particulièrement compliqués, la quantité de matériaux courts et percutants exploité dans toute la zone a donné naissance à des musiques pleines de sens et plus raffinées que ce qu’on pourrait croire à la première écoute, en parfaite adéquation avec les codes instaurés par Breath of the Wild. Plus que de revisiter une région et retrouver un personnage connu, le passage de Link en Ordinn vient enrichir les thématiques laissées en suspens dans le premier épisode. Le seul prodige qui n’avait pas de comportement héroïque alors s’accomplit enfin et assume entièrement les héritages qui reposent sur ses épaules (tout en gardant néanmoins son côté peureux, on ne se refait pas), justifiant sa place aux côtés des autres sages. Son thème est ici enfin joué en entier et triomphalement une fois le boss de fin vaincu, intégrant dans sa mélodie le motif des Gorons qu’il ramène à la raison. Le motif de Daruk ne devient alors qu’un lointain souvenir, qu’on peut reconnaître de très loin dans l’utilisation répétée d’intervalles : des quintes chez Daruk, des octaves pour le nouveau thème de Yun.

Le nouveau thème de Yun est très différent de l’ancien, celui de Daruk, mais est loin d’être dénué de sens.

En conclusion, la région d’Ordinn est probablement une de celle qui fait l’objet du traitement musical le plus complexe depuis que nous avons commencé notre aventure. Cela est principalement dû à l’évolution du personnage de Yunobo, qui est la plus flagrante et spectaculaire à ce jour. Le fait que le peuple Goron dans son entier ait changé suite aux agissement des émissaires de Ganon n’est bien sûr pas anodin, donnant lieu à un grand nombre de variations, de renouvellements et de sous-entendus musicaux subtilement cachés sur et sous la terre.

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