La naissance du son et des jeux vidéo : de la pré-histoire aux bornes d’arcade

On fait souvent démarrer l’histoire de la musique de jeu vidéo aux premières bandes originales mémorables des débuts des consoles, ou aux sons des salles d’arcade, mais il est en réalité difficile d’aborder le sujet sans remonter plus loin. En effet, difficile de présumer sa naissance et ses évolutions sans explorer les racines plus profondes qui la lient à une histoire technique et esthétique beaucoup plus vaste. Aussi pour introduire brièvement l’émergence du jeu vidéo, il est nécessaire de connecter ce dernier à l’histoire de la musique électronique et informatique, ainsi qu’à celle du cinéma. Comment ces différentes entités se sont-elles rencontrées, et comment ont-elles communément évolué jusqu’à l’âge d’or des salles d’arcade ? C’est ce que nous allons survoler aujourd’hui.

En remontant aux premiers jeux supposés à la fin des années 1950 (ceux nés dans les divers laboratoires de recherche qui visent à mettre en valeur et vulgariser les travaux), on constate tout d’abord que les jeux vidéo n’ont tout simplement pas de son. Le OXO d’Alexander S. Douglas sur l’ordinateur à tubes à vide EDSAC (1952) produit bien quelques bips, mais la façon dont ils fonctionnent n’est pas documentée et le statut de « jeu vidéo » de ce programme de Tic Tac Toe est encore discuté. Pourtant, à l’heure de la première présentation de Tennis For Two sur un oscillogramme en 1958, la musique sur ordinateur avait déjà fait ses premiers pas. Il faut revenir en 1949 pour entendre les premiers sons sur ordinateur avec le « hooter » du CSIRAC australien, dont les programmes comprenaient un unique son signalant qu’ils s’étaient exécutés jusqu’au bout. Après ces débuts très fonctionnels, sans grande implication dans la recherche sonore ou esthétique, le tout premier programme du mathématicien Geoff Hill entièrement consacré à la production de musique voit le jour : la prouesse se trouve alors dans le fait qu’il arrive à produire une simple mélodie, juste et rythmiquement en place. À la même époque (en 1951), par accident, le RCA Mark II, aujourd’hui connu pour être le premier synthétiseur de sons analogiques, est créé.

Le PDP-1

Ce n’est qu’en 1962 cependant qu’un programme musical et un programme de jeu vidéo vont se croiser sur un même ordinateur, le PDP-1, sans pour autant cohabiter. Effectivement, le jeu Spacewar! de Steve Russel et ses multiples moutures voisinent un programme pirate des hackers du MIT, qui permet de faire jouer de la musique à quatre voix par l’ordinateur. Si les deux ne se mélangent pas, ce n’est pas parce qu’ils s’ignorent : Steve Russell est connu pour être le créateur de Spacewar! mais l’affichage graphique du jeu est rapidement remanié et amélioré par Peter Samson à travers un second programme nommé Expensive Planetarium. Or Peter Samson n’est autre que le créateur du programme musical dont nous parlions, nommé Harmony Compiler. Les raisons de cette imperméabilité sont alors d’ordre technique : les ordinateurs en question n’ont pas la puissance de calcul et la mémoire suffisantes pour gérer à la fois l’image, l’animation liée aux commandes données par le joueur, et le son. De plus, les modèles que nous avons cités jusqu’à présent fonctionnent principalement avec des bandes de papier perforé, rendant la programmation et la lecture des programmes particulièrement fastidieuses : lire deux programmes différents de manière simultanée était alors impossible.

Il faut ici comprendre que le simple fait de faire jouer un court morceau avec un ordinateur implique un grand nombre de paramètres musicaux à saisir, lesquels prennent une place énorme sur ce genre de système : hauteurs et longueur des notes, volume, type d’attaque… La lecture correcte de la musique sur des machines qui occupaient alors des pièces entières n’est alors pas non plus une priorité pour impressionner le public, bien que des vinyles d’enregistrements de musique par ordinateur soient déjà édités à l’époque.

De plus, le système de notation musicale sur du papier perforé n’est finalement pas une si grande nouveauté puisqu’il existe depuis 1725, et que l’orgue de barbarie s’est popularisé dès le XIXe siècle. Définition même du binaire, on cite d’ailleurs très souvent le système de cartes perforées utilisé par cet instrument portatif comme étant à l’origine de la logique du MIDI, un protocole très répandu en programmation musicale qui naîtra vers 1982. Peut-être même peut-on, pour en revenir aux jeux vidéo, rapprocher cette présentation binaire permettant une exécution stricte de la musique des futurs jeux de rythme, dont l’interface semble parfois très proche.

L’informatique musicale mène ensuite ses propres batailles. Celles-ci rejoindront souvent les préoccupations des jeux vidéo sur les temps de calcul, l’espace de stockage, la synthèse du son, la génération procédurale, ou encore, tout simplement, l’interactivité et la communication homme-machine (cybernétique). Mais les premiers sons entendus dans les jeux sont bien loin de la plupart de ces considérations, et les deux disciplines vont bien souvent connaître des développements communs sans passer par les mêmes chemins.

Prends des pièces : le son à l’ère de l’arcade

Pour comprendre la façon dont les sons ont été conçus et implémentés à cette nouvelle époque, il va nous falloir penser technique tout en creusant du côté de l’esthétique cinématographique. En effet, suite à sa naissance dans les espaces calmes et studieux de l’université, le monde vidéoludique se déplace dans des contrées bien plus bruyantes au cours des années 1970 avec l’explosion du genre arcade. Dans ces grandes salles à l’époque réputée comme enfumées et malfamées, résonnaient non seulement les cris des joueurs et les bruits des boutons martelés, mais aussi de nouveaux sons, bien plus exotiques, produits par les bornes elles-mêmes. D’après certains musicologues, la première utilité de ces sons était purement mercantile : dans ce monde compétitif où les néons lumineux et clignotants rivalisent de coloris, l’occupation de l’espace sonore est une nouvelle façon d’attirer le chaland et de le pousser à dépenser ses piécettes en lui promettant monts et merveilles de sensations audiovisuelles. Une interprétation qu’il est bon de tempérer avec les conditions d’écoute de l’époque : le contexte bruyant ne permettait pas forcément d’entendre correctement les quelques mélodies existantes, d’autant plus que le son était une option parfaitement désactivable par le biais d’un switch dans les bornes.

Dans la même lignée des buzz, sons de cloches de flippers et autres machines à sous, les premiers jeux d’arcade empruntent des éléments aux jeux électromécaniques. Ceux-ci produisent alors principalement des bruitages électroniques (exploitant un signal électrique) ou des mécanismes frappant des objets réels (cloches, claquements, etc.) pour accompagner tirs, explosions et autres chocs. C’est le cas de plusieurs jeux de SEGA sortis entre 1969 et 1970, tels que Missile ou Grand Prix. Étonnamment, une fois les jeux électromécaniques passés de mode, un mode de diffusion du son particulier ne semble pas avoir été repris (du moins dans un premier temps) : l’utilisation de musiques sur cassettes ou vinyles à la façon des jukebox, qu’on voyait pourtant parfois directement intégrés dans des jeux tels que Minidrive de Kasco en 1959. Les premiers jeux sur arcade célèbres reposent ainsi entièrement sur des puces sonores, nées avec la récente arrivée des processeurs, qui permettent de produire plusieurs types sons. Même le très rare DECO Cassette System de Data East de 1980, dont le code des jeux est inscrit sur des cassettes audio, utilise de la musique programmée et non pas enregistrée.

Les bornes d’arcades se construisent alors pièce par pièce. Il est, dans l’absolu, possible d’y glisser toutes les dernières technologies de l’époque pour obtenir des performances visuelles et sonores époustouflantes. Par exemple, intégrer du son enregistré ou des musiques à plusieurs voix tournant sans ralentissement est parfaitement envisageable, à condition d’y mettre le prix et d’y investir un temps de développement considérable. Or, à cette période, une puce sonore coûte extrêmement cher. L’espace disponible et les capacités de ces fameuses puces 16-bit n’ont en outre rien à voir avec ce que l’on en connaît aujourd’hui : le stockage d’un simple son mal compressé, à une époque où l’échantillonnage sonore restait à perfectionner, pouvait occuper une puce entière : on pense aux « Help ! » et autres « Thank you » dans King & Balloon de Namco en 1980. Par souci d’économie de moyens et de temps de développement (quel intérêt de créer des sons qui ne seront, de toute façon, pas tous entendus ?), les jeux d’arcades se limitent longtemps au strict minimum en matière d’expression sonore.

Du Mickeymousing aux premières bandes originales

L’illustration de jeux par des bruitages et événements musicaux courts continue avec les premiers grands hits du genre : Computer Space (1971) et Pong (1972) accompagnaient les parties de quelques sons pointant des éléments précis et les informations les plus importantes. Dans Pong par exemple, ce sont les rebonds de la balle qui ressortent, ainsi que les moments où celle-ci passe derrière un joueur pour marquer un point. Or les choses se complexifient six ans plus tard dans Space Invaders de Taito : si certains sons ne sont que ponctuels, d’autres illustrent aussi la descente inéluctable des aliens vers le joueur avec quelques notes répétées en boucle et de plus en plus rapidement. Autre exemple, dans Pac-Man sorti en 1980, où la diversité des sons qui illustre les différentes phases de jeux (poursuivi/poursuiveur) est enrichie par un jingle, une mélodie servant à introduire et à conclure la partie. Le but de la manœuvre reste le même : attirer l’attention du joueur sur les éléments importants du jeu et donner plus de consistance à l’univers dépeint à l’écran. Le jeu vidéo a ici très tôt emprunté des notions issues directement de la musique de scène, notions déjà reprises dans les codes du cinéma. En effet, bien que le jeu soit un média diffèrent du film de par son interactivité, il est malgré tout confronté aux mêmes besoins en termes d’illustration de l’image en mouvement. Qu’il s’agisse de rendre crédible l’univers de jeu représenté, de donner une logique aux enchaînements de plans et d’événements présents à l’écran, ou tout simplement d’accompagner le mouvement (parfois difficilement perceptible à cause du nombre d’images par seconde limité), il est préférable de l’habiller de sons.

Au fond, le manque de réalisme des jeux et des sons qui les accompagnent n’est pas un problème : l’art du Sound Design peut certes illustrer un film avec des sonorités réalistes, ressemblant aux actions montrées – ou à l’idée que l’on se fait d’un coup de feu –, mais il n’est pas rare de voir des sons totalement inventés, qui apportent une identité forte à un univers (qui peut dire comment sonne un sabre laser « en vrai », de toute façon ?). La notion de la synchrèse audiovisuelle de Michel Chion est ici bien utile, puisqu’elle explique que l’association entre un phénomène visuel et un phénomène sonore ponctuel synchronisés suffit à les faire accepter par le cerveau du spectateur comme interdépendants, et ce même s’ils n’ont pas de source commune. Cette théorie est poussée à l’extrême dans son application propre aux dessins animés, et dont le nom est un hommage au premier qui l’a employée : le Mickeymousing. Dépassant la notion de bruitage, le Mickeymousing considère la synchronisation de la musique et du mouvement comme une part essentielle du monde et de la narration dans l’œuvre. Les premiers événements musicaux vus dans Space Invaders font usage, de façon sommaire, de cette technique d’accompagnement ou de compensation. S’ajoute à cela la dimension sensorielle, le contact physique avec la borne, qui permet au joueur de lier ses actions à leurs impacts visuels et sonores dans le jeu, et joue un rôle particulier dans son immersion et son sentiment d’accomplissement. Cette suspension consentie de l’incrédulité auditive se retrouve dès les premiers jeux vidéo, et va donc grandement participer, à sa façon, à l’élaboration de leur image esthétique encore loin d’être réaliste.

Parfois plus que les capacités techniques, le timbre est donc rapidement devenu important dans le développement des bornes d’arcade, menant à la naissance de sonorités caractéristiques qu’il est bon de rapprocher de certains constructeurs. Space Invaders de Taito utilisait une puce de Texas Instruments (la SN76477), mais cette dernière ne pouvait générer que quelques bruitages limités. Du côté de Namco, une puce customisée a été fabriquée spécialement pour Pac-Man. Mais le développement de sound chips dédiées n’était pas le choix le plus rentable pour les constructeurs et créateurs des bornes. L’arrivée de Yamaha sur le marché de la puce électronique, alors que l’entreprise était déjà active dans le domaine des synthétiseurs, est une véritable révolution. Très rapidement, des modèles sont créés spécifiquement pour être intégrés à des bornes d’arcade et des micro-ordinateurs. Ceux-ci se retrouvent associés à de nombreux jeux, étant souvent couplés avec des compléments développés en interne : la YM2203, par exemple, est employée dans beaucoup de jeux d’arcade de l’époque, particulièrement ceux de Sega comme Space Harrier ou Out Run. Elle fonctionne cependant en binôme avec la SegaPCM, une puce de modulation à impulsion codée permettant d’ajouter des voix ou d’utiliser des samples rudimentaires. De même, la célèbre YM2151 (on l’entend notamment dans Marble Madness), est couplée à la C140 de Namco dans le jeu Assault.

Finalement, c’est vers le milieu des années 1980 que le son commence à acquérir ses lettres de noblesse dans le milieu de l’arcade. A cette époque, le nouveau support Laserdisc permet des productions encore jamais égalées, ouvrant la voie à l’usage remarquable de doublages et donc de musiques enregistrées et jouées pendant la partie. Ces productions rejoignent alors la qualité des dessins animés : Astron Belt et Dragon’s Lair, tous deux sortis en 1983, en sont de bons exemples. Mais si la musique peut désormais être stockée en qualité correcte et streamée (lue comme un enregistrement traditionnel) en cours de partie, les sons programmés ne sont pas pour autant abandonnés, et l’on voit des extrêmes se profiler sur le plan technique. Par exemple, la musique aujourd’hui très célèbre de la borne Ghosts’n Goblins de Capcom (1985) fonctionne grâce à deux puces YM2203 utilisées en simultané. Tandis que dès 1983, Gyruss de Konami atteint un record en faisant usage, non pas de deux, mais de cinq puces AY-3-8910 de Texas Instrument. Celles-ci étaient en prime renforcées par un micro controler Intel qui permettait une meilleure gestion des données complexes et possédait un circuit discret consacré à la stéréo. Une chose très rare pour les jeux de cette époque.

Il est nécessaire ici de raccrocher les wagons avec l’évolution de la micro-informatique qui se répand doucement dans les foyers à la même époque. Alors que l’Europe vibre dès 1982 en découvrant les sons du SID / MOS6581 sur une certaine Commodore64, au Japon, l’affection pour les ordinateurs personnels 8-bits va vers une toute autre machine… En effet, c’est la série des PC-88, développée par la Nippon Electric Company, qui va fasciner les japonais, surtout à partir du modèle PC-8801 MKII SR sorti en 1985. Il se trouve que la puce sonore intégrée à cet ordinateur, qui restera similaire sur chaque modèle jusqu’en 1987, n’est autre que la YM2203 dont nous venons de parler, et qui a été développée spécifiquement pour cette version. Si ces ordinateurs ne sont pas directement utilisés, à l’époque, pour créer des jeux d’arcade, leur rôle est cependant indéniable dans la familiarisation des gens avec des types de sons très spécifiques, et ce jusque dans leur foyer. Beaucoup de compositeurs font leurs armes sur cette machine, mais c’est sans doute Yūzō Koshiro, dont la carrière démarre en 1986 chez Nihon Falcom, qui est le plus connu pour utiliser aujourd’hui encore les sons du PC-88, après l’avoir utilisé pendant son adolescence pour reproduire les musiques de ses jeux d’arcade favoris.

Les éditeurs commencent donc clairement à s’intéresser à la valeur ajoutée de la musique des jeux, peut-être encouragés par quelques disques à succès de musiques populaires tels que le Yellow Magic Orchestra et son membre le plus important Haruomi Hosono (probablement inspirés eux-même du succès de l’arcade). Mais un problème se pose : aussi belles et bien élaborées que soient ces musiques, la plupart sont tout bonnement inaudibles dans leur contexte d’origine. Les salles d’arcades sont bien trop bruyantes pour mettre en valeur les subtils contre-chants de Ghost’n Goblins. Seules les bornes de jeux immersives de OutRun et AfterBurner de Sega (1987), où le joueur se trouve relativement isolé dans un cockpit, ont une chance de marquer les esprits. La meilleure solution qui se présente alors pour mettre en valeur les compositions reste encore de les sortir des jeux pour les éditer sous forme de vinyles ou de cassettes. C’est ainsi que paraît, en 1984, le premier album uniquement consacré à l’écoute de musiques de jeux vidéo : Video Game Music. Celui-ci met en avant le travail de l’écurie des compositeurs de Namco, et a un succès retentissant au Japon en se classant 19e des ventes d’albums nipponnes à sa sortie. L’expérience se répète l’année suivante, avec The Return of Video Game Music, qui met à l’honneur de nouveaux jeux, compositeurs et compositrices, notamment Junko Ozawa (The Tower of Druaga) et Yuriko Heino (Xevious). Les autres éditeurs suivent bientôt, en 1986 avec des éditions de vinyles et cassettes audio rassemblant les musiques de Konami, Capcom, Tecmo… J’en parlais dans un précédent article.

Ce soudain intérêt pour la musique se présente à un moment où l’industrie du jeu vidéo s’apprête à vivre une nouvelle révolution : l’arrivée des consoles de salon. Celle-ci ouvrira non seulement une nouvelle ère de pratiques vidéoludiques, laquelle prit la suite de l’arcade bientôt languissante, mais elle apportera aussi de nouveaux développements et une apogée musicale aujourd’hui incontournable. Il s’agit cependant d’une toute autre histoire, riche en rebondissements, qu’il nous faudra raconter une prochaine fois.

Quelques références pour aller plus loin :

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